Nicolas Lunven, invité de l'1visible
AU GRAND VENT DE LA LIBERTE
Fin tacticien, navigateur hors pair, Breton dans l'âme et sportif accompli, le skipper de 36 ans est aussi un amoureux des océans et s'engage en faveur des populations qui vivent des ressources maritimes. Ambassadeur de la fondation Surfrider, il ne cesse d'encourager ses contemporains à une prise de conscience des dangers qui pèsent sur nos écosystèmes.
L'incendie de Notre-Dame de Paris vous a-t-il ému ?
J'ai eu un pincement au coeur, comme tout le monde quand le malheur a quelque chose à voir avec notre histoire et la réligion. C'est triste, mais dans ce malheur on distingue une volonté commune de reconstruire qui est positive. On reconstruit bien des vieux-gréements, alors pourquoi pas notre patrimoine religieux qui se situe à un stade supérieur !
C'est votre père - deux podiums sur la Solitaire du Figaro - qui vous a transmis le virus de la voile ?
C'est un virus qui vient de mon père, oui, mais il sévit dans toute la famille. A chaque vacances, chaque rayon de soleil, nous sautions en bateau avec mon grand-père, mes oncles, mes tantes, mes cousins... Nous vivons dans un monde ultra-connecté, avec ses qualités et ses travers. Les échanges sociaux qu'il favorise ne remplacent pas une bonne conversation "en direct". Le développement de chacun passe aussi par les activités manuelles, physiques, au grand air : faire quelque chose de ses dix doigts.
Une nostalgie pour les grandes explorations ?
Non, c'est trop lointain, mais l'histoire récente de la voile a connu de tels boulversements que je me demande si on n'est pas en train de passer à côté de quelque chose. Il y a trente ans, le GPS existait à peine. Relever sa position précise était un défi en soi. La voile a grillé beaucoup d'étapes : la vitesse des bateaux a évolué plus rapidement que tout autre moyen de transport au monde !
Que reste-il aujourd'hui de la navigation d'antan ?
Un bateau n'avance pas tout seul. Malgré tous les moyens mis à la disposition des coureurs et l'automatisation progressive des navires, l'être humain garde étonnamment toute sa place. Rien ne remplace le flair du marin dans le réglage de ses voiles. La mer, les vagues, le courant, la densité du vent ne sont pas des sciences exactes. Ce sont des choses fines qui échappent encore aux moyens modernes.
Quel est le trophée le plus cher à votre coeur dans tout votre palmarès ?
Mes deux victoires remportées dans la Solitaire du Figaro sont les trophées les plus chers à mes yeux. Ils sont l'aboutissement de longues années de travail et de nombreux sacrifices personnels. J'ai arraché ma première victoire dans les toutes dernières heures de course en parfait outsider ; et la seconde après huit ans d'efforts, de doutes, de malchances, de pépins techniques. Mon partenaire GENERALI m'a suivi, encouragé, laissé souffler, avant de revenir pour gagner. Il y a encore des êtres humains compréhensifs !
Vous avez appris la naissance de votre deuxième fille en pleine course. Votre épouse vous reproche-t-elle parfois votre éloignement ?
J'ai remplacé un équipier blessé de la Volvo Ocean Race (course autour du Monde) qui devait en avoir pour trois semaines de convalescence... qui ont finalement duré six mois ! La naissance de ma fille, je l'ai apprise au large du Cap vert... ce sont des moments difficiles, mais heureux malgré tout. Renoncer à un projet d'un an, à une telle expérience, était très périlleux. On ne me l'aurait pas proposé une deuxième fois. Chacun devra poser des choix compliqués au cours de son existence, et pas que les sportifs : un matelot de la marine marchande, un cosmonaute, un militaire... Mon histoire paraît étonnante mais elle arrive à beaucoup de monde ! Je m'absente en général deux à trois semaines. En revanche, quand je suis là, je suis vraiment là ! Je préfère vivre éloigné de ma famille et ne vivre que des moments de qualité quand je la retrouve plutôt que "d'être là sans être là". Nous avons réussi à trouver un assez bon équilibre, je crois.
Vous devez ressentir plus qu'aucun autre la beauté et la fragilité de notre planète ?
J'ai souvent le sentiment d'être privilégié, de profiter des couchers de soleil, des animaux marins qui viennent me rendre visite, des paysages à couper le souffle, comme si j'étais seul au monde. Pourtant, curieusement, cette question de l'écologie me frappe bien plus à terre que sur les océans. Il y a de la pollution en mer, mais on ne la voit pas tant que cela, heureusement, tandis qu'à terre... Plus je me rapproche de la civilisation et plus je me désole. Les gens ne comprennent décidément rien. Pourtant on ne peut plus nier les ravages causés à la nature par nos modes de vie ! Il faudrait que les imbéciles qui jettent leurs déchets et leurs mégots n'importe où comprennent une bonne fois pour toutes que ça ne peut plus durer.
On dit les marins superstitieux. Vous l'êtes ?
La superstition porte malheur ! Mais je suis pourtant le premier à ne jamais dire les mots "corde" ou "lapin" sur mon bateau ! (Rire)
En mer vous devez avec le loisir de contempler ce que les croyants appellent la Création, que vous inspire ce spectacle ?
Cette contemplation appelle chez moi un retour aux sources : "Qu'est-ce qu'on fait là ? Pourquoi faire ? Comment faut-il vivre ?" Vivre quelques jours ou quelques semaines avec des moyens très rudimentaires ne me rend pas plus malheureux, au contraire. Cette forme d'ascèse confine à la spiritualité. Je vis en mer sans télé ni téléphone, avec une connexion satellite - trop faible pour regarder Netflix ! - comme seul lien avec la terre. Je reçois un coup de fil de temps en temps, mon confort est spartiate, ma nourriture comptée, mon eau rationnée... Tout cela m'apprend à faire attention à tout. Ca peut paraître absurde de faire l'impasse sur une bonne douche quotidienne : à terre, nous consommons sans compter de si précieuses ressources ! La société de consommation nous a conduits là. On devrait dire la société de sur-consommation, même. En mer, je peux vivre avec quatre litres d'eau par jour pour boire et manger ; deux gouttes de savon suffisent... Croyez-moi, je ne sens pas plus mauvais en rentrant qu'avant mon départ ! (Rire) Chacun devrait pouvoir s'inspirer de cette ascèse pour mener sa propre vie.
Parlez-nous du dépassement de soi, indissociable de votre métier...
Toute fainéantise est exclue. Dans ma discipline, il faut se battre avec soi-même avant de se battre avec ses adversaires. Apprendre à gérer son sommeil et tenir toute une course avec des micro-siestes de vingt minutes maximum. Je suis un gros dormeur à terre, incapable de rien donner sans mes neuf heures de sommeil. Lors d'une régate, le sommeil se compte en minutes sur trois ou quatre jours de course. C'est une véritable torture, impossible à endurer dans un autre contexte. Avec un bon carburant - la volonté, la détermination - le cerveau peut repousser ses limites au-delà de toute espérance.
Vous avez un grand projet, une ambition : le Vendée Globe (course autour du monde en solitaire) ?
Ca risque d'être compliqué de concourir en 2020 par manque de temps et de moyens. Mais j'espère bien en 2024, si je ne suis pas trop vieux ! Pour m'occuper d'ici là, j'ai encore plein de belles régates à courir...